dimanche 2 mars 2014

28 - Anatole France (Joies et émotions de deux pêcheurs)






Joies et émotions de deux pêcheurs


Jean s’en est allé de bon matin avec sa soeur Jeanne, une gaule sur l’épaule, un panier sous le bras, le long de la rivière... Elle coule claire sous des saules argentés. Un ciel humide et doux la regarde couler. Le matin et le soir, de blanches vapeurs se traînent sur l’herbe de ses berges.

Mais Jean et Jeanne n’aiment la rivière ni pour les verts feuillages de ces bords ni pour ses eaux pures où le ciel se mire. Ils l’aiment pour le poisson qui est dedans.

Ils s’arrêtent à l’endroit le plus poissonneux. Jeanne s’assied sous un saule étêté. Ayant posé ses paniers à terre, Jean déroule sa ligne. Elle est simple : une gaule avec un fil et une épingle recourbée au bout du fil. Jean a fourni la gaule, Jeanne a donné le fil et l’épingle ; aussi la ligne est-elle commune au frère et à la soeur.

Chacun la voudrait tout entière, et ce simple engin, qui ne devait nuire qu’au poisson, a soulevé des querelles domestiques et fait pleuvoir des horions sur la paisible berge. Le frère et la soeur ont lutté pour le libre usage de la ligne. Le bras de Jean est devenu noir d’avoir été pincé, et la joue de Jeanne s’est empourprée sous les soufflets sonores.

Et, quand ils furent las de pinçons et de gifles, Jean et Jeanne consentirent à partager de bon gré ce que ni l’un ni l’autre n’avait pu saisir par la force.

Ils convinrent que la ligne passerait alternativement des mains du frère à celles de la soeur après chaque poisson pris.

C’est Jean qui commence. L’on ne sait quand il aura fini. Il ne viole pas ouvertement le traité, mais il en détruit l’effet par un abus coupable. Pour n’avoir pas à céder la ligne à sa soeur, il se refuse à prendre le poisson qui s’offre, qui mord à l’hameçon et qui fait plonger le bouchon.

Jean et rusé, Jeanne est patiente. Depuis six heures, elle attend. Cette fois pourtant elle semble lasse de sa longue inertie. Elle bâille, s’étire, se couche à l’ombre du saule et ferme les yeux. Jeanl’épie du coin de l’oeil et croit qu’elle dort. Le bouchon plonge. Il tire vivement le fil au bout duquel brille un éclair d’argent. Un goujon s’est pris à l’épingle.

- Ah ! c’est à moi, maintenant, s’écrie une voix derrière lui.

Et Jeanne saisit la ligne.

Anatole France 
(Filles et Garçons)






LE SENS DES MOTS


1/ Berges : bords de la rivière.

2/ Se mirer : se regarder comme dans un miroir.

3/ Saule étêté : dont la tête a été coupée.

4/ Engin : ici, engin de pêche ; instrument, outil.

5/ Querelles domestiques : Idée de famille, de maison (ici, querelles entre le frère et la soeur).

6/ Horions : coups violents.

7/ S’empourprer : devenir pourpre (rouge).

8/ Convenir : s’accorder ensemble, décider.

9/ Alternativement : l’un après l’autre.

10/ Violer un trai : faire violence à leur accord, ne plus le respecter ; mais, en réalité, Jean use par ruse d’un moyen malhonnête (phrase suivante).

11/ Inertie : elle restait sans mouvement ni activité.

12/ Epier : guetter en secret (rapprocher «espionner»).





LE SENS DU TEXTE


1/ Pour quelle raison les deux enfants aiment-ils la rivière ?

2/ Pourquoi se querellèrent-ils violemment ?

3/ Quel accord conclurent-ils ensuite ?

4/ Quelle ruse imagina Jean pour garder la ligne ?

5/ Comment Jeanne se montra-t-elle plus patiente et plus habile que Jean ?